Pierre Morvilliers

auteur

 

Extrait de
Aller sans retour pour Tanger :

 

 

Un soir, Azrur, la tête pleine de kif, se raconte.

Il dit :

— Tu ne sais rien, si tu n’as pas vécu ça... J’étais un enfant. J’avais dix ans. Un jour mon père de retour de la foire en ville à Laâyoune, ramena une petite chienne sloughi. Connais-tu les sloughis ? Si tu ne connais pas les sloughis, tu ne connais pas la grâce et la beauté d’un animal. Vous les appelez les lévriers orientaux ou les lévriers du désert, je crois. Certains sont de vrais tueurs : on les dresse pour la chasse au faucon, à cheval. D’autres sont destinés à garder les troupeaux. Chiens de bergers, ils sont.

Elle, elle n’était ni l’un ni l’autre ; elle était ma princesse. Depuis le jour où elle est arrivée chez nous, on ne s’est plus quittés. C’est comme si on s’était trouvés après s’être attendus depuis toujours. C’était la plus belle petite chienne qu’on ait jamais vue. Fine, élégante, le museau noir et pointu, le poil fauve et le ventre blanc comme une gazelle. Cette douceur du poil sur le ventre quand elle s’offrait aux caresses, renversée sur le dos, pattes écartées... Et ces yeux de tendresse noisette qui ne me quittaient jamais... Elle avait pour nom Leïlâ.

On partait pour de longues escapades qui duraient parfois jusqu’au soir. Ma mère en devenait folle. Elle jurait par le Prophète qu’elle allait m’enfermer et envoyer cette chienne au diable. Mais chaque jour était un nouveau cadeau de Dieu. Une farandole de jeux, de courses poursuites à perdre haleine, de roulades dans le sable brûlant, de traque aux varans, de longues siestes à l’ombre d’un grand caroubier dont nous avions fait notre abri. À la maison, elle avait fait de la natte où je dormais, sa couche. Et chaque nuit je m’y glissais contre elle. Je la flattais, elle s’abandonnait. Elle savait trouver les chemins par où me donner du plaisir. Je m’offrais à elle ; elle se donnait à moi. Elle enchantait mes jours ; elle rassurait mes nuits. Heureux, elle me devançait dans mes courses folles. Triste, elle dansait pour moi, afin de consoler mes chagrins d’enfant. Mon Orientale, mon Andalouse, ma princesse.

Un été, mon oncle vint me chercher pour les vacances. Comme il avait des chiens, Leïlâ resta chez mes parents. Elle était si belle, cet été-là. Elle allait avoir deux ans. Notre séparation fut un drame. Mes vacances... Un enfer ! Elle me manquait à un point que je ne saurais dire. J’imagine que je devais lui manquer aussi... Quand je revins à la maison, un mois plus tard, je n’avais qu’une hâte, la revoir ! Je me souviens. J’ai couru dans notre rue ; je l’ai appelée. En vain. Rien. Personne. Le silence. Ma mère était là.

— Mère, où est Leïlâ ? Pourquoi ne répond-t-elle pas ?

— Ah ! mon fils, le malheur est sur nous…

Elle commence à pleurer ; à se lamenter  ; à se lacérer le visage avec les ongles ; à s’arracher les cheveux…

— Parle !

— Ton père l’a vendue...

Douleur. Tu ne peux pas savoir si tu n’as pas vécu ça. J’ai crié. C’est monté de mes entrailles. Aujourd’hui encore, je sens ce cri qui monte, je m’entends hurler. Une douleur qui me submergeait comme une vague... Un océan de douleur qui m’engloutissait. 

Il dit que c’est une blessure d’enfance, une trahison. Il dit que c’est de ce jour-là qu’il a commencé à fuir. Qu’il est depuis, comme un pèlerin dans une tempête de sable. Livré à la souffrance et aux démons intérieurs... Que rien ne le ramènera jamais vers ces années-là, d’avant la fuite. Vers ces jours d’enfance. Que le retour aux temps de l’innocence est impossible. Il laisse couler ses larmes en silence. Tout son être n’est qu’un long cri silencieux.

Il dit encore :

— Et j’ai couru droit devant moi. Je ne savais pas où j’allais. Comme un aveugle qui fuit sa maison dévorée par l’incendie. J’étais comme fou. J’ai couru pendant des heures. Jusqu’à l’épuisement. Je suis tombé dans un fossé. J’ai dormi. Une fois réveillé, il faisait nuit... J’avais soif... J’avais faim... J’ai erré... Pendant longtemps... ça a duré trois jours... Trois nuits. Je couchais dehors... J’avais froid... J’allais... Toujours plus loin... Je crevais de soif... Je crevais de faim... J’ai volé des fruits... Sur les marchés... J’ai marché... Marché...

Le troisième jour, un ami de mon père m’a croisé sur la route d’Agadir. Il m’a reconnu et ramené à la maison. Quand je suis rentré mon père était là qui m’attendait. Il m’a conduit dans un réduit obscur qui donnait sur la cour. Là, il m’a fait déshabiller, et avec un ceinturon de cuir, il m’a tellement battu, malgré mes cris, qu’il m’a laissé pour mort. À chaque coup porté, ma mère tressaillait derrière la porte. Puis quand les coups se sont arrêtés et que mes cris ont redoublé, elle a dû comprendre que mon père n’avait pas fait que me battre ; mais elle n’a rien dit. Je suis resté en pénitence un mois enfermé dans l’obscurité. Même ma propre mère n’avait pas le droit de m’approcher. J’ai survécu grâce au courage de mes sœurs. Elles ont bravé l’interdiction. Ont soigné mes blessures, m’ont nourri. Au risque d’avoir à affronter la colère de mon père.

Ce jour-là, de mon retour de vacances chez mon oncle, quelque chose s’est passé. Quelque chose en moi, s’est cassé. Je n’ai plus jamais été comme avant. 

Il dit encore :

— Comme si ma vie était devenue une fuite. Quelque chose, cet instant-là, a lâché mes démons intérieurs. Comme si la lampe frottée de la colère, avait libéré les mauvais génies de la peur et de la haine. Et depuis, je me bats. Ma vie n’est que fuite en avant. Peux-tu comprendre ça ?

Argan, le chien, traverse la cour avec grâce et nonchalance, et va s’affaler dans la poussière à l’ombre fragile d’un grand datura qui déploie, dans un coin,  ses branches et ses larges feuilles, en une étrange et muette incantation au ciel. Sous la protection des longues corolles ocre jaune, les trompettes des anges, il s’assoupit, bercé par des musiques célestes que nous, humains, ne savons plus entendre…

 

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