Pierre Morvilliers

auteur

 

Extrait de
Aujourd’hui, Jacob n’écrit plus :
 

 

« Un, deux, trois, aujourd’hui je bois. »

La rime est pauvre ; elle le sait ; elle s’en fout. Elle attaque les premières marches qui la remonteront à son sixième étage. Pour s’aider dans l’ascension de son Everest, elle fredonne cette comptine arrangée à sa façon : « Un, deux, trois, aujourd’hui je bois. » Oui, aujourd’hui elle boit. Pourquoi ne boirait-elle pas ? Et comment s’en irait-elle au bois ? Il n’y a pas de bois par ici ; ou alors si loin ; ou il y a si longtemps, que l’on ne sait pas –

Tout autour, la ville. Inutile de vous dire comme on y vit. La ville qui tournoie ; la vie comme aux abois ; quelque chose de sournois que l’on ne voit pas et qui vous broie. Autrefois, les choses semblaient différentes. Il lui souvient de gens plus courtois.

Ou peut-être que c’est elle ; elle qui ne se souvient pas ; c’était tard dans la nuit. Dans la nuit ? Qu’est-ce qui était tard dans la nuit ? Elle ne se souvient plus. Quelque chose qu’elle a entendu. Au moins quarante-trois fois. À la radio, elle croit.

Alors, au lieu de s’en aller au bois, elle boit. Et pas qu’aujourd’hui ; comprenez-la bien. Elle descend tous les jours de son logement sous les toits. Pourquoi ? Parce que je ne peux tout de même pas rester enfermée chez moi, vous dirait-elle de bonne foi.

Enfin, c’est ce qu’elle croit.

Somme toute, elle ne s’y voit pas. Avec Clovis qui larmoie. Se trisser tous les trente-six du mois ? Elle ne pourrait pas. Descendre, elle a besoin de ça.

 Alors oui, aujourd’hui elle boit.

 

« Quatre, cinq, six, une eau d’vie d’cerise. »

Elle a toujours aimé le guignolet kirsch. Elle vient d’un temps où les boissons se nommaient Picon bière, bitter Campari ou Fernet Branca. Mais elle, c’était presque à tous coups le guignolet kirsch. Sans doute avait-elle été très tôt conquise par son goût de cerise. Elle se souvient de la première fois. Dans un bar de la côte normande, au début des années cinquante ; malaise au pays qui ne s’appelait pas encore des Hautes Falaises. Une cuite exquise. Bon, n’exagérons pas ; elle était juste rentrée grise ce soir-là ; au bras de Louise dont elle était éprise, Sarah.

Alors oui, aujourd’hui elle boit, Sarah. Pour oublier ça : la marche dans la bise, la neige et le froid. La marche qui l’épuise et qui n’en finit pas. Les hurlements des chiens qui la tétanisent et ces cris qui montent dans la nuit parfois ; et le claquement d’une arme de combat. Le bras de Louise qui la soutiendra.

Louise sans qui, à présent, elle ne serait pas là, Sarah. Soixante-dix ans plus tard, comment pourrait-elle oublier ça ? Cette adolescente de quinze ans que la vie martyrise et qui, malgré tout, en reviendra. Dans la ville grise où rien ne bouge l’autobus à plateforme ; et pour la forme la distribution de chocolat par la Croix-Rouge à l’hôtel Lutetia.

 

« Sept, huit, neuf, m’fait un effet bœuf. »

À petits pas, un peu pompette, elle remonte son Annapurna, en fredonnant cette chansonnette-là. La septième marche, attention ! Mais elle ne peut plus l’enjamber — trop mal aux cuisses — comme, par superstition, lui avait appris à le pratiquer Clovis. Lui qui, tout gamin au Morne Pichevin, dans son enfance à Fort-de-France, savait que les septième et trente-troisième marches de l’escalier de son morne restaient des marches maudites que l’on ne saurait fouler en vain. Quarante-quatre marches qui reliaient alors le morne Pichevin, cette colline où Anastase le père de Clovis construisit sa case, au boulevard de La Levée qui sciait ainsi la ville de Fort-de-France en deux ; car en ce temps-là, comme aimait à le citer Clovis « les gens de bien se hérissaient à la seule odeur de morue salée de la populace ».

 Ainsi, aujourd’hui, ce septième degré, la marche de la mort, elle doit bien se résoudre à le fouler ; et continuer de se coltiner ses cent treize marches à elle, qu’elle grimpe depuis cinquante ans jusqu’à son sixième étage, où, dans son ermitage, Clovis l’attend.

Elle se trouve encore loin la trente-neuvième. Elle marque pourtant le pas avant de franchir la septième. Tant pis ! Trop mal aux cuisses ; sans parler des chevilles, des genoux et des hanches.

Elle ne la sautera pas ce coup-là.

Advienne que pourra !

Elle avait, jeune fille, retrouvé le goût et le plaisir de vivre grâce aux salles obscures où elle passait ses après-midi. Loin du monde réel, ayant choisi celui recréé par les caméras du cinéma. Elle avait ainsi vu et revu – elle ne saurait dire combien de fois – Les 39 marches d’Alfred Hitchcock avec le beau Robert Donat aux cheveux bruns gominés et – comment s’appelait-elle déjà, la blonde qui jouait Pamela ? – Martine Carroll ! Non ! Madeleine ! Madeleine Carroll... La première de toute une longue série de platinées hitchcockiennes : Tippi Hedren, Grace Kelly, Eva Marie Saint... auxquelles elle s’identifierait, au fil des films, avec délectation. 

À quatre-vingt-cinq ans, elle demeure toujours la frêle et blonde jeune fille au cœur tout neuf qui accompagne bien malgré elle le séduisant Richard en Écosse ; à la recherche de l’homme à la phalange coupée, chef de cette organisation criminelle nazie, les 39 marches, sur le point de divulguer un dangereux secret d’État.

 Elle chasse le troupeau de moutons qui encombre cette route des Highlands entravant leur quête de vérité et de justice. Le cheptel qui envahit son escalier maintenant plein comme un œuf ; et cette nuit dans une auberge écossaise où, menottée à l’élégant gaillard qui la fascine et l’horrifie, ils essaient de se faire passer, à son corps défendant, pour un couple en voyage de noces...

Tout un monde en noir et blanc... Étoiles sur les toiles.

Elle aimait ça, en ce temps-là, le cinéma, Sarah.

 

« Dix, onze, douze, j’reprends un coup de rouge. »

« Clovis, il faut que tu te bouges.

― ...

― Tu ne peux pas rester comme ça...

― ...

― Mais non je ne vois pas rouge...

― ...

― Dehors il ne fait pas si froid...

― ... 

Elle lui dit des choses banales, comme on n’en lit plus dans le journal, mais comme on en dit toujours le soir chez soi, auxquelles Clovis ne répond pas.

 ― Le monde entier se bouscule dans la rue ces jours-ci.

― ...

― Tu ne peux pas passer ici l’hiver.

― ...

― Sans descendre prendre l’air...

― ...

― Ça ne te ferait pas de mal d’oublier tes soucis...

― ...

― Tu te rends compte ? La boulangère ne me demande même plus après toi.

― ...

― Je sais bien que tu t’en fiches, mais tout de même... d’ailleurs, est-ce que vraiment tu t’entiches ―

― ...

― N’as-tu rien d’autre à faire qu’à regarder le soleil rougir par-dessus les toits...

― ... »

Depuis qu’il s’est arrêté de travailler, Clovis s’est emmuré dans le silence. S’est retiré du monde qu’il scrute dans sa petite lucarne avec une muette désespérance. Vivant reproche. Vraiment trop moche. Mais qu’est-ce qu’elle y peut à ça ? À part lui parler encore et encore. Mais Clovis ne répond toujours pas. Alors, dix, onze, douze, les jours de trop de blues, pour ne pas voir rouge, elle descend « en bas » et là-bas, elle boit.

[Retour]