Pierre Morvilliers

auteur

 

Extrait de
Qui est cette femme qui marche dans les rues ?
 

Aujourd’hui, qui l’écoute et la regarde ?

Une partie d’elle-même avait suivi Max par deux fois ; quelque part là où il séjournait aujourd’hui dans le monde souterrain d’Osiris. Et cette partie d’elle-même n’en était pas revenue. Elle avait compris ce que voulait dire « l’ombre de soi-même ». Depuis ce qu’elle appelait « la deuxième disparition de Max », elle le vivait tous les jours. Max avec lequel elle soliloquait dorénavant et qui ne lui répondait plus depuis des années.

Elle aurait souhaité que ce soit une voix de femme qui l’accompagnât. Mais surtout pas celle de la Camarde. Celle de sa fille Mélanie ? De Ninon sa petite-fille ? Elle n’avait plus de nouvelles d’elles depuis des années… Elle essaya de penser à une mélodie qui la rendrait heureuse. Une voix de soprano. De celles qu’elle avait tant aimées : celle de Renata Tebaldi ou de la Callas. Pourquoi pas Cécilia Bartoli ? Ou… Une mezzo-soprano devrait faire l’affaire. Elle se décida pour l’intégrale de la chanteuse.

S’éleva alors, murmurant, le timbre grave, presque rauque, fatigué, s’insinuant avec l’énergie du désespoir ; À vous toucher au plus profond de l’âme :

 

« Qui est cette femme qui marche dans les rues ?

Où va-t-elle ? 

Dans la nuit brouillard où souffle un hiver glacé,

Que fait-elle ?

Cachée par un grand foulard de soie,

À peine si l’on aperçoit la forme de son visage,

La ville est un désert blanc

Qu’elle traverse comme une ombre

Irréelle. »

 

Elle se souvint qu’en pareille circonstance, elle s’était frictionné le visage et le bras. Maintenant qu’elle a appris à l’hôpital en quoi consiste une paresthésie, elle pense qu’elle aurait mieux fait de se frotter l’hémisphère opposé du crâne…

Par acquit de conscience, elle trottina jusqu’à l’armoire à pharmacie pour se préparer la dose d’aspirine oubliée le matin même. Une fois en règle avec le corps médical, elle analysa la situation : le premier service des urgences se trouvait à un peu plus de 80 kilomètres d’ici, dans le bas pays. Appeler le 112, les premiers secours à 20 kilomètres dans le piémont ? À quoi bon ? 

L’idée la séduisait pourtant de voir débarquer chez elle une escouade de pompiers (elle croise parfois leur camion au secours des accidentés de ces routes de montagne lorsqu’elle descend en ville récupérer ses courses). Hommes du feu qu’elle imaginait beaux, bruns, musclés, encore bronzés en cette fin d’été ; s’évertuant à lui pratiquer, à tour de rôle, un ardent bouche-à-bouche. Mais à quoi bon, à son âge ? Et puis, elle aurait le temps de mourir dix fois, avant qu’ils n’arrivent.

 

Distraite par la voix enjôleuse, elle poursuivait machinalement son dénoyautage.

 

« Qui est cette femme qui marche dans les rues ?

Qui est-elle ?

À quel rendez-vous d’amour mystérieux

Se rend-elle ?

Elle vient d’entrer dessous un porche

Et, lentement, prend l’escalier.

Où va-t-elle ? »

 

Alors, comment serait-il juste de se comporter en pareille circonstance ? se demanda-t-elle. Elle ne s’était pas posé la question la fois précédente ; inconsciente de la gravité de la situation. Elle regarda toutes ces prunes (il y en avait bien quatre kilos ; tiens, il faudra qu’elle pense à multiplier toutes les quantités de la recette par 4 sinon elle courait à la catastrophe culinaire) et elle se dit qu’elles allaient être perdues. Quand bien même la trouverait-on morte, personne n’irait s’employer à finir sa confiture de quetsches durant la veillée funèbre (elle n’imaginait même pas son amie Jeanne capable d’une chose pareille… encore que…) quel gâchis !

Elle aurait bien aimé aller au moins jusqu’au bout de cette recette à laquelle, en la relisant, elle se raccrochait désespérément. Elle se résolut donc à finir cette séance de dénoyautage. Et Dieu sait que cela prenait du temps. Elle devait tout d’abord inciser les quetsches dans leur longueur pour en extirper le noyau, et ensuite, une fois toutes évidées, les émincer en petits morceaux pour obtenir une cuisson uniforme du fruit ; faute de quoi la confiture finirait grumeleuse.

Avec, cette fois, le risque de ne pas arriver jusqu’au ―

Il lui resterait encore à mettre dans un saladier, par couches successives, les fruits, le sucre, la cannelle en poudre et les clous de girofle pilés. Sans oublier d’ajouter le jus d’un citron vert et d’en râper quelques zestes pour en renforcer le goût. Elle n’aurait plus qu’à couvrir et laisser macérer une nuit ― si la Grande Faucheuse lui en concédait le temps (elle a vérifié avant la cueillette, cette nuit sera une nuit de pleine lune), en attendant de procéder à la cuisson dans son chaudron de cuivre.  

Elle aurait bien aimé aller au moins jusqu’au bout de cette recette à laquelle elle se raccroche désespérément. Avant que la Parque ne coupât le fil… Sentir encore une fois le parfum des fruits fondants ; écumer avec sa cuiller en bois d’olivier, délicate sorcière, la gelée frémissante dans la marmite ; ébouillanter les bocaux et calligraphier les étiquettes…

 

 

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