Pierre Morvilliers |
auteur
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Extrait deLes pinces japonaises :Il était nu à plat ventre sur ce qu’il pensait être un canapé de cuir défoncé. Les genoux à terre. Les bras liés ensemble dans le dos par ces cordes de chanvre à l’odeur si particulière. Végétale et animale ; repoussante et entêtante tout à la fois. Étrange et excitante. Quand il sentit une main froide et gluante s’introduire entre ses fesses et le forcer lentement, il comprit qu’il était à la merci de son prédateur et que le plus dur restait à venir. Il gémit doucement, regrettant de s’être mis dans cette situation irréversible. Trop tard pour reculer et s’il s’y risquait, il s’empalerait un peu plus sur elle tandis qu’une autre le fouaillerait pour annihiler toute volonté de résistance. Le bandeau qu’il avait sur les yeux le laissait dans l’ignorance de ce qui se passait. La muselière et la boule de latex qui avaient pris possession de sa bouche étouffaient toute tentative de crier. Comme le tap, le bâillon de liège entre les dents des galériens qui les empêchait de geindre et de parler, afin de mieux entendre les ordres. Il sentit confusément qu’il risquait de traverser un sale quart d’heure.
L’histoire se mettait à défiler une fois de plus à toute allure dans son esprit. Depuis le moment, il y a des semaines, où ce message Messenger avait surgi, on ne sait d’où, sur son écran. Juste une salutation. Le « Salut » d’un parfait inconnu. Il avait trouvé ça drôle. Incongru et drôle tout à la fois. S’il n’avait pas été en train de travailler comme un fou pour terminer ces corrections dans les délais, peut-être n’aurait-il même pas prêté attention à l’intrus. Et l’aurait-il traité comme un vulgaire spam. Mais la tension était telle qu’il avait sauté sur l’occasion de se distraire cinq minutes et qu’un « Hello ! » était aussitôt parti en réponse sous ses doigts. Il s’était tout de suite remis au fastidieux labeur qu’il avait fini par rendre dans les temps. Il avait complètement oublié l’incident lorsque quelques jours plus tard, une fenêtre jaillit soudain en bas et à droite de son écran annonçant : « Maître BDSM vient de se connecter » BDSM : bel acronyme anglais qui promettait par la compilation de trois abréviations ― Bondage et Discipline, Domination et Soumission, Sadisme et Masochisme ― toutes les turpitudes du sadomasochisme. C’est ainsi que le dialogue s’était noué. Jamais aux mêmes heures, mais sur une base quasi quotidienne. Il s’était peu à peu habitué à ses intrusions dans son ordinateur ; jusqu’à les attendre et finalement les espérer quand elles se faisaient trop désirer. Il ne savait pas qui se cachait derrière ce pseudo de « Maître ». Il en avait déduit qu’il s’agissait d’un homme. Un homme qu’il aurait été incapable de décrire si on le lui avait demandé, car celui-ci ne s’était jamais vraiment présenté. Au début, dans sa naïveté, il s’était vaguement imaginé qu’il devait s’agir d’un quelconque artisan ; en bande dessinée sûrement ; un dessinateur ou un coloriste. Probablement un chef de projet. Ce qui expliquait le « Maître ». Pourtant, leurs sujets de conversation étaient rapidement devenus très intimes les premiers échanges passés. Et cependant, leur anonymat restait complet. Il en était arrivé à construire une image mentale de son interlocuteur. La silhouette s’était peu à peu affinée. Il aurait été lui-même incapable de donner une consistance à cette représentation. De la décrire à haute voix ou même d’en faire un simple croquis. Mais elle existait bel et bien et au fil des jours avait réussi à se faire très... attachante. C’était un désir qui venait d’ailleurs. Qui s’incarnait par l’écriture et prenait le chemin du réseau pour arriver jusqu’à lui. Qui s’était fait, à la longue, chaleureux et enveloppant. Amical. Fraternel. Qui s’était petit à petit immiscé dans son intimité et qui avait fini par faire partie de sa vie. Comme une connaissance de longue date qui appelle et dont on est content d’entendre la voix. Dont on réalise qu’il vous manque sans l’avoir vraiment formulé. Et dont la présence tout à coup vous rassure et vous réconforte. Ce rituel s’était installé entre eux. Maître BDSM ne se manifestait jamais sans lui demander comment il allait. Il aimait que quelqu’un qu’il ne connaissait « ni des lèvres ni des dents » puisse s’enquérir de sa santé et de son moral, un jour de pluie au carreau, quand il était stressé de travail. Cela le rendait en général de bonne humeur et lui redonnait confiance dans ses capacités à mener à bien la tâche quotidienne. Il avait tout de même fini par apprendre par bribes des choses sur M. Il pouvait dire qu’il était grand ; plus grand que lui. Qu’il était beaucoup plus âgé que lui. Il connaissait même de lui certaines particularités physiques. Il se souvenait par exemple qu’il avait des mains impressionnantes. Et qu’apparemment, il savait s’en servir. Qu’il aimait s’en servir.
Les doigts s’activaient lentement ; s’insinuant en vrille de plus en plus profondément à chaque passage. Sous les poussées, son corps s’était tassé vers le dossier du canapé pour échapper à la pénétration. Il aurait adoré pouvoir mordre à pleines dents dans un des coussins, mais il ne pouvait que serrer furieusement les dents sur le mors qui lui tenait lieu de bâillon. La tête maintenue fermement par une poigne qui étouffait ses gémissements. Toute sa conscience était maintenant dans l’attente du retour de cette main qui venait de se retirer et qui allait immanquablement revenir le tarauder. Plus profond ; encore plus profond. Il avait joué de la croupe pour tenter d’échapper à l’emprise. Les cordes lui étaient rentrées un peu plus dans les chairs et un battoir s’était aussitôt écrasé sur ses fesses à plusieurs reprises, les irradiant de douleur. Cela l’avait calmé pour un moment.
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