Pierre Morvilliers |
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Extrait de Aujourd’hui, je n’attendais personne (Les vielleurs)
Évidemment, la fermeture du Ritz pour travaux c’était fâcheux. Surtout pour Ludovine. Le Ritz c’est sa cantine à Ludovine. Enfin, pour le brunch du dimanche après la messe, je veux dire. Et quand Ludovine a une idée derrière la tête, j’aime autant vous dire qu’il y a tout intérêt à se lever matines, si l’on veut lui en faire démordre. Un vrai rottweiler ! En même temps, Enguerrand dit que c’est juste une réunion informelle ; ni un referendum ni un cahier de doléances. Nul besoin de consulter le peuple à tout propos. Cela finirait par faire socialiste, à la fin. D’autant que le peuple, il vient tout de même de voter la loi instaurant le mariage gay avec son assemblée « populaire »... Alors le peuple, vous comprenez, ça suffit comme ça ! Finalement, tout le monde s’est mis d’accord pour un brunch chez Carette mais pas place des Vosges. Chez Carette au Troc’. Il paraîtrait que nous n’avons pas de temps à perdre à explorer l’est parisien (dixit Enguerrand). Moi (Marie-Charlotte) j’aurais préféré chez Bon rue de la Pompe. Pour le côté open ; tout le monde me connaît ; je suis un peu chasse au Starck ; et j’adore la cuisine asiatique ! Mais bon, puisque tout le monde était d’accord pour Carette au Troc’... Nous n’irons pas bruncher chez Bon. Va pour casser la graine sur le pouce chez Carette au Trocadéro ! À la fin du compte, c’est devant le comptoir de la pâtisserie (chez Carette) ― une tuerie ! ― qu’Enguerrand a eu cette idée géniale. Revenant à table avec une assiette débordant de viennoiseries, il se mit à apostropher ses convives. ― Tout le monde en a-t-il assez de ce gouvernement socialiste ? ― Oui, tout le monde en a assez ! reprirent les filles en chœur. ― Tout le monde en a-t-il plus qu’assez de ce gouvernement socialiste ? ― Oui, tout le monde en a plus qu’assez... approuva Marie-Charlotte, qui commençait à se demander si Enguerrand n’avait pas pété un plomb. ― Alors là, pardonne-moi d’être vulgaire Enguerrand, renchérit Ludovine, mais tout le monde en a plus qu’assez, merde alors ! ― Dans ces conditions, voilà ce que je vous propose. Nous allons fédérer les mécontentements. En partant de là où ils sont les plus ― ― Oui, mais quels mécontentements et où donc ? ― Les gens sont écrasés d’impôts, par exemple. ― Oui, le peuple est écrasé d’impôts... ― C’est d’ailleurs d’une totale injustice d’écraser les familles par l’ISF de cette façon-là a protesté Marie-Charlotte (moi). Qui pense à l’humain dans tout ça ? ― Le peuple de France est malheureux ! ― Oui, le peuple est malheureux, a admis Marie-Charlotte. ― Mais comment faire ? a questionné Ludovine, il y a des gens qui sont malheureux et qui n’ont seulement pas conscience de l’être... ― Nous allons refaire l’insurrection de Vendée, a proclamé l’entreprenant Enguerrand ; et cette fois-ci, I’d bet my sweet soul, je vous fiche mon billet que ça va marcher ! ― C’est une idée absolument géniale, a battu des mains Ludovine, assassine, soulevons le peuple breton et marchons sur l’Assemblée nationale ! ― Chic alors, s’est enthousiasmée Marie-Charlotte, un rallye ! ― Ma pauvre Maricha, si vous vous imaginez que nous allons rencontrer le peuple de France avec un rallye... ― C’est pourtant là que l’on fait les meilleures rencontres m’a toujours dit mère, a essayé d’argumenter Marie-Charlotte. Des garçons de bonne famille et corrects avec ça... ― Non ! Il nous faut marcher ! De la Bretagne sur Paris ! proclama Enguerrand. ― Une espèce de pèlerinage de Chartres à l’envers, si tu vois ce que je veux dire... suggère Ludovine à Marie-Charlotte désolée d’avoir raté un rallye. Ils décidèrent ce jour-là de se répartir les rôles pour organiser la marche à la rencontre du peuple de France. Comme ils n’étaient que trois, la chose fut vite faite. Ludovine activerait ses relations, en commençant par la fac de droit. Elle aurait vite fait de lever quelques centaines de contacts, via ses réseaux sociaux, pour constituer le noyau dur de la marche. Marie-Charlotte (moi) allait mettre à profit ses compétences HEC pour s’occuper de la logistique (Équipement ET ravitaillement). Elle avait déjà son plan de bataille en tête. Pour l’équipement, le Sports Center de l’avenue Paul-Doumer devrait faire l’affaire ; quant au ravitaillement, elle n’aurait qu’à filer à la Madeleine. Entre Hédiard et Fauchon, elle aurait tout sous la main. Pratique et chic. Enguerrand, lui, se réservait, l’organisation du parcours, cartes routières et IGN en main. Il faut vous dire qu’Enguerrand est un sportif accompli. Il faut le voir partir tout seul, comme cela, en pleine nature ; avec trois fois rien. Mais vraiment trois fois rien. Un petit sac à dos, une paire de chaussures de marche, et hop ! Enguerrand est capable de couvrir des kilomètres en une journée. Un vrai sauvage ! La première déconvenue fut celle de Marie-Charlotte qui revint des divers Sports Center de Paris et Neuilly avec juste trois ravissants petits maillots de bain Banana Moon deux pièces genre bikini, fuchsia tu vois, avec des pois, et un Pain de Sucre une pièce, charmant, dans les tons rose et marron ; sans oublier deux paires de sneakers New Balance dont elle n’osa pas avouer le prix. Pour des New Balance c’était donné ; et le tout ne devait pas dépasser deux bons RSA. (Marie-Charlotte comptait en RSA depuis son cours de micro-économie sur l’État-providence.). Pas de quoi ruiner la famille, non plus. Tout est relatif. Elle n’a tout de même pas le train de vie d’une princesse saoudienne ! Dûment chapitrée par Enguerrand, elle a dû se résoudre à se rabattre sur la boutique de Jacques-Yves de Rorthays de Saint-Hilaire, plus connue dans le quartier latin sous le nom du Vieux Campeur. Elle ne s’était jamais rendu compte que l’on y trouvait des merveilles. Il y en aurait pour tout le monde. De la gourde à mousqueton à la boussole en laiton, du bob à lacets prout au chapeau de safari beige, du short scout au jodhpur Courrèges, de l’Opinel aux jumelles de randonnée, de la gamelle aux chaussettes-étrier. Elle n’avait rien omis. Du moins le pensait-elle. Ils établirent leur quartier général au rez-de-chaussée de La Gare, à la station Passy-La Muette. Une fois qu’Enguerrand eut réussi à convaincre Marie-Charlotte que, mon Dieu non, ce ne serait pas un enfer de se retrouver au café de la Gare vu que le dernier train y était passé en 1934 ― juste avant le Front popu ; et que pour Ludovine, qui s’éloignait rarement de Neuilly, c’était, stratégiquement, le point le plus central pour se retrouver.
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