Pierre Morvilliers

auteur

 

Extrait de
À la poursuite du nirvana obstinément :
(Le dogue tibétain de Katmandou)

 

 

La mousson les avait chassés vers le nord. Lui, était ravi de se rapprocher de Rishikesh et ses ashrams ; elle, avait besoin de mettre un peu de distance entre elle et l’Inde, sa mère l’Inde. « Mother India » disait-elle en riant. Il devait comprendre pourquoi plus tard. Lui, confessait que l’Inde c’était son Père. La spiritualité de l’Inde, l’attrait pour le sous-continent indien et l’Asie en général lui venait de son père, dont le continent asiatique avait aujourd’hui pris la figure tutélaire. Cela la faisait rire.

Elle, elle avait trouvé la voie ultime des paradis artificiels. Elle lui avait avoué qu’elle ne vivait que pour ces moments-là ; qu’il ne pouvait pas comprendre ; qu’il lui faudrait essayer pour savoir ce que ça peut être : le délicieux pincement de tous les nerfs du corps comme autant de cordes mises en vibration ; cette bouffée de chaleur qui soudain vous envahit ; les frémissements des doigts des mains et des pieds ; les picotements amoureux des muqueuses. Et puis soudain, ce lâcher prise. Le courage de s’abandonner ; l’acceptation de tout perdre pour laisser s’accomplir quelque chose en soi. L’envol, le grand voyage, le monde qui rapetisse en dessous et le cosmos qui s’ouvre à toi au-dessus ; puis le retour au monde réel dans toute sa magnificence. Non, si tu n’as pas essayé, tu ne peux pas savoir comme le monde peut être beau, tenta-t-elle de lui expliquer.

Ce qui éclairait pour lui ses disparitions épisodiques et sa quête frénétique dans les bas-fonds de Katmandou, la nuit, quand la ville était livrée aux chiens errants.

 

Dans la tasse en fausse porcelaine, la petite cuiller tourne, tourne...

 

Sous ses yeux, dans la rue, l’ouragan de poils gris, noir et feu se déchaîne sur le portefaix : c’est un chien de grande taille – peut-être cinquante centimètres au garrot, difficile de juger... – à la crinière abondante, au pelage laineux gris de poussière ; puissant, la queue enroulée haut sur le dos. Il décharge sa rage régulièrement contre certains passants, et les pauvres moines en particulier, babines retroussées sur les crocs. Grognements d’avertissement. Cernant le pauvre hère d’un déluge d’aboiements féroces et de simulacres d’attaque ; virevoltant pour trouver un meilleur angle de pénétration, revenant à la charge là où l’homme ne l’attend pas, encombré qu’il est de sa charge ; le contournant pour l'assaillir aux mollets. Rageusement, jusqu’à ce que le quidam s’enfuie, en se protégeant de son barda.

Au grand dam de Raju, il a trouvé, comme chaque matin, refuge dans cette petite taverne. Loin du quartier de Thamel, de son agitation, de ses boutiques d’artisanat en tout genre, de ses dealers agressifs, de ses pensions pour routards du monde entier, et de ses salons de massage interlopes.

Ils se sont pourtant installés à deux pas de Darbar Square, dans une impasse donnant sur la mythique Freak street, apparemment passée de mode aujourd’hui. C’est là qu’il a trouvé au pied de son immeuble, ce bistrot improbable, en déshérence ; parfois hanté de petits groupes d’Occidentaux muets ; fantômes qui semblent avoir traversé le miroir depuis longtemps ; buvant et mangeant, sans vous voir, pour s’en aller comme ils sont venus.

Il s’y confie, tôt chaque jour, au banc de bois et au soleil qui chauffe la minuscule terrasse. Pour se remettre de la froideur, de l’obscurité et l’exiguïté de leur chambre, et se réconcilier paresseusement avec la vie ; avec la ville ; avec la vivacité de la ville. Il est là ; dans la tragédie de cette pauvreté magnifique qui le fait roi ; lui qui n’est que mendiant de lui-même. Dans cette quête de lui, toujours.

Il se remémore les péripéties du voyage. Ce car de Varanasi tombé en panne dans la rase campagne de l’Uttar Pradesh, quelque part aux environs de Gorakhpur ; le thali pris sur le bord de la route, dans une gargote insalubre pour camionneurs. Les rats qui couraient dans la cuisine et sur les plats. L’attente interminable sur ce bord de route de l’arrivée d’une pièce de rechange. La réparation par ces Vulcain chauffeurs-mécaniciens – elle disait qu’ils étaient leurs convoyeurs vers les enfers –. Le voyage de nuit et l’arrivée à Sonauli à la frontière indo-népalaise avec six heures de retard ; au beau milieu de la nuit noire himalayenne vers deux heures du matin. Le passage clandestin de la frontière fermée, sous l’œil indifférent du planton de garde en armes ; la traversée du no man’s land et celle du poste-frontière népalais aux barrières baissées, dans l’indifférence suspecte du garde-frontière népalais, non moins en armes. Pas rassurés les passeurs de frontière clandestins !

Tout ça pour rejoindre une hypothétique guest house – dont la nuitée était incluse dans le prix du billet – sur les lits douteux de laquelle ils s’étaient effondrés.

Et la diarrhée du lendemain. Tu vois, je t’avais dit de ne pas manger dans cette gargote. Trop tard. À cinq heures du matin, heure de réouverture des postes de douane, il fallut refaire le passage de frontière en sens inverse, en un ubuesque rembobinage de film. La queue épuisante au bureau de l’immigration et ce fonctionnaire népalais corrompu qui oublie de rendre la monnaie sur un billet de cinquante dollars pour un visa qui en vaut vingt-cinq...

 

Dans la tasse en fausse porcelaine, la petite cuiller tourne, tourne...

 

Il y a dans l’air des signes imperceptibles de retour du printemps et de la mousson ; mais les vestes tibétaines en laine de yack, les chaudes écharpes qui enserrent les épaules, et les toques fourrées tiennent encore le haut du pavé pour rappeler que l’hiver n’est pas si loin.

Un livreur de sommiers passe au petit trot ; frêle silhouette courbée sous le poids de l’énorme chose, excroissance de son corps, reliée à lui par le cordon ombilical de cette sangle, passée sur le front à la manière des Sherpas.

Un moine tibétain, besace à l’épaule, se dirige vers le centre-ville d’un pas ferme.  L'hargneux dogue tibétain, surgi de l’enfer, explose en un vacarme d’aboiements. Il harcèle le saint homme, laissant craindre pour l’intégrité physique du lama, jusqu’à ce que celui-ci prenne ses jambes à son cou ; le havresac serré sur son ventre pour échapper aux assauts du furieux.  

Depuis le début du bandh, la grève générale imposée par le parti maoïste, et son interdiction de circuler, les manifestants de rouge vêtus, venus des quatre vents, semblent se faire plus rares et les slogans contre le gouvernement moins énergiques ; fatigués dirait-on. Certains commerces commencent même à rouvrir. Il se murmure que le gouvernement aurait cédé aux revendications de la foule ; que le Premier Ministre, Madhar Kumar Nepal et son gouvernement, auraient jeté l’éponge ; et que Prachanda, le Premier ministre démissionnaire l’an passé, aurait été de nouveau porté au pouvoir par le peuple !

Rumeurs...

 Un embryon de circulation peine à recréer l’ambiance des embouteillages d’antan, d’avant le bandh et sa soudaine paralysie de la ville entrecoupée des sursauts de fièvre des manifestations, des pillages et des émeutes. Quelques motos ont rattrapé les premiers rickshaws qui s’aventuraient sur le pavé longtemps livré aux seuls manifestants. Même les premiers minibus osent refaire leur apparition, signe évident d’une reprise des affaires...

Il observe le manège du dogue de l’Himalaya se déchaînant après un sâdhu, presque seulement vêtu de sa barbe et de ses cheveux hirsutes, son paquetage famélique sur l’épaule, au bout d’un bâton. L’homme émacié au visage peint, ceint de son pagne safran, poursuit imperturbablement son pèlerinage, accompagné de la hargne du molosse.

Faut-il être méchant, pense-t-il, pour dresser une bête à s’attaquer à d’inoffensifs passants. Pour quoi faire ? Défendre son bien ? Marquer sa propriété, son territoire ? À quoi bon ? Pourquoi toujours se méfier de l’autre ? Au lieu de l’accueillir en toute confiance ? Et faire d’un pauvre animal l’instrument de ses peurs et de sa sécheresse de cœur ? Quel pouvait bien être ce monstre ? Il lui aurait bien dit ses quatre vérités, au maître du chien, s’il l’avait eu sous la main...

 

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